Up, Galerie Sabine Bayasli, mai-juin 2023

Un procès par ironie, Par Mickaël Faujour, mai 2023

« La technique nous entoure comme un cocon total et sans faille qui rend la Nature parfaitement inutile (à notre évaluation immédiate), dominée, secondaire, et insignifiante. » Jacques Ellul, L'Empire du non-sens (1980)

Au premier regard, les œuvres de Clément Reinaud ressemblent à des installations imaginaires peintes. On y distingue une accumulation hétéroclite et incongrue de gadgets et de formes familières à l'individu du XXIe siècle (le titre d'une œuvre résume la chose : Stuff, c'est-à-dire « des trucs »), qu'il soit promeneur urbain, businessman ou bricoleur du dimanche, du mètre de maçon au trépied de caméra, du radiateur à eau au gratte-ciel, du tournevis aux panneaux OSB. Par un jeu d'échelle irréaliste, tous ces objets et monuments sont ramenés à des proportions proches pour élaborer des compositions aux airs de ville hypermoderne, avec ses tours sans fin, bâtiments d'affaires, cheminées d'usine et publicités clinquantes. Ici et là, tantôt comme un panneau lumineux plastronnant, tantôt à la façon d'un tag, apparaît un « Wonderful » ou un « Super ».

C'est un indice du caractère grinçant, sardonique mais désenchanté sous (voire dans) l'artificialité de ces peintures. Artificialité qu'accusent les fonds en camaïeu gris-bleu ou en dégradé, qui tiennent de l'environnement numérique ou de jeu vidéo des années 1980 autant du revival eighties de ces quinze dernières années – notamment dans la vaporwave. Extrapolons – et ce ne sera pas trahir – : Clément Reinaud met en scène un concentré de l'hybris de la « cauchemardesque » décennie*, marquée par l'essor du néolibéralisme et de son esthétique postmoderne – ludique, éclectique, relativiste, c'est-à-dire nihiliste. Et, esthétiquement, socialement, économiquement et politiquement, ayant bu la coupe, nous n'en finissons plus de boire la lie.

L'esthétique de Clément Reinaud, en particulier de ses dernières peintures, est rigide, froide, guère propice à la vie humaine – à la vie tout court. Et si elle relève d'un hors-le-monde, hors du temps et de l'espace, ce n'est pas à la façon onirique de la peinture métaphysique ou du surréalisme : son univers rappelle moins l'intériorité du rêve, de la fantaisie ou de la mélancolie, que la toute-puissance extérieure de la marchandise et de la Technique. Et tout a le poli, le lisse, le sans-aspérité typiquement « pop » du monde réconfortant, sans danger ni enjeu de la publicité, du catalogue et du supermarché. Un méli-mélo où tout sens, toute perspective, toute historicité sont abolis. Une peinture qui, en condensé, exprime l'époque contemporaine de « postvérité », de fake news, de deepfakes, de surinformation et de surconsommation, l'époque du trop-plein, de l'obscène surabondance de tout et son contraire, sans haut ni bas – projet de civilisation qui se retourne contre la civilisation et prend la forme d'une barbarie raffinée, à renfort de gratte-ciels et de golden boys, de publicité et de gadgets, d'influenceurs sur réseaux (anti)sociaux. D'une ironie discrète, les installations imaginaires de Clément Reinaud ont quelque chose d'un procès de l'esthétique postmoderne et du monde néolibéral, restitués dans leur obscène et froide inhumanité. Quelque chose d'un « Non », d'un « Nous ne sommes pas dupes ».

* La Décennie : le grand cauchemar des années 1980, François Cusset, La Découverte, Paris, 2006.


DOMO, Galerie Sabine Bayasli, juin 2020

Le titre de l’exposition est polysémique. D’abord, il peut être traduit du latin par « villa ». Dans la Rome antique, les « domus » se distinguaient des « insula » (habitation collective). Deux termes pour distinguer socialement les habitations mais surtout leurs occupants, les puissants et les faibles, l’individu et le collectif. D’autre part, toujours en latin, « domo » provient du verbe « domare » qui signifie dompter, dresser ou mâter ; il est donc question de rapport de force et de hiérarchie sociale encore une fois.

Des briques, une bûche, un block de plâtre ou de béton, de la rouille, un smartphone fatigué, une balle de tennis crevée et beaucoup d’autres objets glanés et empilés composent ces natures mortes déposées sur un fond dégradé presque immaculé. Un éclairage artificiel dessine des ombres portées pour suggérer un sol. Il y a peut-être un ciel mais pas de soleil, pas d’horizon ni de décor superflu et seules ces constructions, en suspension, font le lien entre ciel et terre. Provoquer le doute entre amas d’objets détournés prêts à s’effondrer sur eux-mêmes et architectures sophistiquées, entre nature morte et paysage, comme un piège visuel dans lequel j’aime attirer le spectateur. Ces édifices pourraient être fastueux, luxueux, exhibant un pouvoir insolent s’ils n’étaient pas que des maquettes faites de matériaux pauvres, comme ces cabanes que l’on retrouve sur ces parcelles inhabitables en périphérie des grandes villes.



Bling Bling, Galerie Detais, mars 2018

Pour sa première exposition personnelle à la Galerie Detais, Clément Reinaud montre ses toiles les plus récentes, un ensemble de Villas prêtant toutes au porte à faux, mêlant des matériaux de récupération issus d’un bric à brac de carton et de plastique et ficelés par du scotch. Clinquantes, ces maisons s’imposent par leurs couleurs criardes et leurs allures sophistiquées : baies vitrées panoramiques, colonnades, patios et terrasses couvertes de velum, pans coupés et portes dérobées, tout semble évoquer les Case Study Houses californiennes, les demeures huppées de Mallet-Stevens ou les chalets suisses du Corbusier.

Symboles d’appartenance à une bourgeoise qui cherche au milieu du 20e siècle à se démarquer de classes populaires et moyennes parvenant enfin à un habitat sain et digne, les maisons d’architecte se situent entre l’objet et l’oeuvre d’art. Matériaux, lignes et perspectives matérialisent le bon goût de leurs propriétaires autant que leur privilège d’habiter dans des maisons individuelles.

Bling-bling, ces Villas pourraient l’être, si elles n’étaient réalisées de déchets - sans doute peut-on les penser habitées par les victimes de marchands de sommeil, ou par les rêves peuplant les jeux d’enfants.

Elles apparaissent comme les dernières incarnations, dans la peinture de Clément Reinaud, des maquettes et des jeux de construction qu’il prend habituellement pour modèles. L’univers du jeu, par lequel on peut construire avec peu de choses un paysage nouveau et imaginaire, est omniprésent dans le travail de l’artiste. Métaphores des fictions qui s’opèrent par l’art même, initiant des récits fantasmés qui sans cesse, avec les mêmes éléments, peuvent composer de nouveaux récits et de nouvelles aventures, les maquettes sont aussi le point de départ de chaque toile, sur laquelle elles acquièrent un statut de représentation et de potentialité. «La séparation entre l’idée de fiction et celle de mensonge définit la spécificité du régime représentatif»*1, comme le rappelle Jacques Rancière : en détachant ses modèles réduits de leurs dimensions réelles, Clément Reinaud les transforme en de possibles colosses hissant leurs toits vers les plus hauts sommets. Comme dans le jeu, un mentir vrai se fait jour dans l’espace pictural.

Reflets de ce mécanisme, les Villas renvoient par ricochets à un autre mensonge : celui qui impose une séparation entre kamikaze loggias*2 et datchas, entre opulence et rebut, entre faibles et puissants.

Bling-bling : ce bruit des chaînes portées au cou des rappeurs n’est que l’écho de celui que faisaient les chevilles des esclaves - écho lointain qui se prolonge aujourd’hui des ghettos de riches jusqu’aux cités mal famées, traînant une ribambelle de rêves devenus adultes.

*1. Jacques Rancière, Le partage du sensible, La Fabrique éditions, 2000.
*2. Extensions vernaculaires des immeubles modernes construits à Tbilissi et dans toute la Géorgie durant l’ère soviétique, les «kamikaze loggias» sont des ajouts, sur la façade, de nouvelles pièces soutenues par un assemblage chaotique de poutres et de planches, leur conférant une dangereuse instabilité, similaire à l’anarchie du nouveau régime des années 1990.